L’Humanité, France, le mardi 15 mars 2022
« Il ne peut pas y avoir un dégradé d’humanité entre Ukrainiens, Syriens, Yéménites ou Afghans » soutient Pierre Micheletti, médecin, président d’Action contre la faim et auteur.
Le conflit en Ukraine risque d’avoir un impact considérable sur les aides internationales, dont celles du programme alimentaire mondial, alerte Pierre Micheletti ( v. photo ).
Par Latifa Madani
L’Humanité. Quelles répercussions la guerre peut-elle avoir sur l’aide humanitaire ?
PIERRE MICHELETTI. Cette crise, inattendue par son ampleur, va encore augmenter le volume des besoins, qui sont déjà en expansion constante. De 2012 à 2022, nous sommes passés d’un niveau d’engagement financier de 10 milliards d’euros à près de 40 milliards d’euros, avant même la crise ukrainienne. Ma crainte est qu’une crise chasse l’autre. L’attention des grands donateurs va se focaliser sur cette guerre aux marges de l’Europe au détriment des financements des crises majeures qui perdurent ( Syrie, Yémen, Afghanistan, République démocratique du Congo, Bangladesh, Soudan du Sud, Haïti… ). Si tel devait être le cas, les conséquences seraient très graves pour le sort des populations délaissées. Le différentiel annuel qui prévaut au niveau mondial entre les besoins estimés par le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies ( OCHA ) et les recettes est déjà chroniquement déficitaire : 40 % des sommes appelées ne sont pas obtenues. Au dernier pointage, il y a deux semaines, nous en étions à seulement 10 % des sommes collectées sur l’enveloppe financière destinée à l’Afghanistan, estimée à 4 milliards de dollars pour 2022. Au Yémen, les financements de l’aide ont baissé de 40 % l’an dernier…
L’Humanité. L’Ukraine et la Russie sont des producteurs majeurs de céréales, dont dépendent de nombreux pays. Quelles conséquences la guerre et les sanctions peuvent-elles avoir sur les aides alimentaires ?
PIERRE MICHELETTI. Ce conflit aura de lourdes conséquences sur les prix et sur les possibilités de transport du blé. L’Ukraine constitue le premier fournisseur du programme alimentaire mondial ( PAM ) en céréales et tournesol ( 420 000 tonnes de produits alimentaires en 2020 ). Toute la capacité de l’Ukraine à approvisionner à la fois le marché des pays riches et le PAM va se trouver en défaut. Au rapport 2020, le montant des achats du PAM s’élevait à 1,7 milliard de dollars. La raréfaction des ressources peut conduire les pays les plus riches à protéger en priorité leur marché, notamment pour l’élevage des volailles et du bétail.
L’Humanité. Vous appelez les organisations humanitaires à la plus grande vigilance au sujet de ce que vous nommez « l’occidentalo-centrisme des affaires internationales ». Que voulez-vous dire ?
PIERRE MICHELETTI. Je veux dire que l’on ne peut que se réjouir de la large solidarité qui s’exprime de toutes parts en Europe à l’égard de l’Ukraine. Mais on observe en même temps les symptômes d’une compassion à géométrie variable. On a vu les discriminations dans le traitement de la prise en charge des réfugiés selon qu’ils sont européens ou non. On a vu les prises de position de personnages politiques et de journalistes qui, clairement, dans leurs propos établissaient une sorte de hiérarchie entre des réfugiés ukrainiens qui nous ressemblent et d’autres, plus lointains, pour qui on n’aurait pas la même considération ou le même intérêt. Le premier principe de l’aide humanitaire est clair : la solidarité internationale d’urgence se déploie au nom du principe fondamental d’une commune humanité entre les aidants et les aidés. Les organisations héritières du mouvement d’Henri Dunant et de la Croix-Rouge interviennent auprès de populations en difficulté au nom d’une commune humanité. Il ne peut pas y avoir un dégradé d’humanité entre Ukrainiens, Syriens, Yéménites ou Afghans.
L’Humanité. Cette crise ne pose-t-elle pas aussi la question des modes de financement et d’attribution de l’aide humanitaire ? Pour quelle réforme plaidez-vous ?
PIERRE MICHELETTI. Une très large proportion de l’action humanitaire est consacrée à des zones de conflit. Chaque année, sur tous les continents, entre 100 et 200 millions de personnes dépendent d’une aide extérieure vitale. Or, le modèle économique de l’aide internationale repose pour les trois quarts de l’enveloppe annuelle ( 40 milliards de dollars ) sur les contributions volontaires d’une vingtaine de pays membres de l’OCDE – essentiellement occidentaux – et pour un quart sur la générosité de donateurs individuels issus des mêmes pays. Il n’y a pas, au niveau multilatéral, de contribution obligatoire au sein des Nations unies comme il y en a eu pour les opérations du maintien de la paix. Ce club fermé de donateurs donne ce qu’il veut pour qui il veut, quand il veut. Ce modèle expose l’action humanitaire à des difficultés, voire à la paralysie. Le système humanitaire international ne peut plus fonctionner efficacement avec une telle équation économique, ni sur la base de la seule générosité émotionnelle, que l’on sait éphémère et aléatoire, ni encore avec des contributions optionnelles, fléchées, parfois assorties de préoccupations de lutte contre le terrorisme. L’aide internationale ne peut se déployer ainsi de façon satisfaisante pour les populations fragilisées par des crises dont bon nombre s’étalent sur des années. La durée de séjour moyenne dans un camp de réfugiés est de plus de dix ans. Pour les organisations humanitaires, la plus grande des vigilances reste de mise. Partout dans le monde aujourd’hui, et peut-être en Ukraine demain.